Jung
Le sol nourricier de l’âme, c’est la vie naturelle. Celui qui n’en tient pas compte reste en suspens et se fige. C’est pourquoi tant d’hommes d’âge mûr deviennent rigides ; ils regardent en arrière et s’accrochent au passé avec, dans le cœur, une secrète angoisse de mourir. Ils se dérobent au processus de la vie, du moins psychologiquement, semblables à des statues de sel du souvenir, se rappelant vivement le temps de leur jeunesse, sans pouvoir établir quelque relation vivante avec le présent. A partir du milieu de l’existence, celui-là seul reste vivant qui veut mourir avec la vie. Car c’est à l’heure mystérieuse du midi de la vie que la parabole se retourne et que se produit la naissance de la mort. Dans sa deuxième moitié, la vie n’est pas montée, déploiement, multiplication, débordement ; elle est mort, car son but, c’est la fin. Ne pas vouloir l’apogée de la vie et ne pas vouloir sa fin, c’est la même chose. L’un et l’autre signifie ne pas vouloir vivre. Le devenir et le disparaître forment une même courbe.
Cette vérité absolument indubitable, la conscience fait tout ce qu’elle peut pour ne pas l’accepter. On est en général prisonnier de son passé et l’on demeure dans l’illusion de la jeunesse. Être vieux est absolument impopulaire. Il semble qu’on ne veuille tenir aucun compte de ce que ne pas pouvoir vieillir est aussi insensé que de ne pas pouvoir sortir de l’enfance. Un jeune qui ne lutte pas ni ne remporte de victoires a manqué le meilleur de sa jeunesse et le vieillard qui ne sait pas prêter l’oreille au secret des torrents qui bruissent en roulant du sommet des montagnes jusqu’aux vallées, est en dehors de sa propre vie, se répétant machinalement, jusqu’au radotage.
La trajectoire du projectile se termine au but ; de même la vie se termine à la mort, qui est le but où elle tend. Sa montée et même son apogée ne sont que des degrés, des moyens en vue de ce but qu’il faut atteindre : la mort. Cette formule paradoxale découle tout logiquement du fait que la vie tend vers une fin et un but déterminé. Je ne crois pas qu’il y ait là un simple jeu syllogistique. Nous attribuons un but et un sens à la montée de la vie, pourquoi pas à la descente ? La naissance de l’homme et grosse de signification ; pourquoi sa mort ne le serait-elle pas ? Durant vingt années et plus, on prépare le jeune être humain au déploiement complet de son existence individuelle : pourquoi ne se préparerait-il pas, pendant vingt ans et plus, à sa fin ? Avec l’apogée, il est vrai, on a visiblement atteint quelque chose, quelque chose que l’on est et que l’on possède. Mais qu’atteignons-nous avec la mort ?
Il m’est désagréable, au moment où l’on est en droit d’espérer une réponse, de sortir brusquement de ma poche une croyance et d’inviter mon lecteur à faire précisément ce qu’il ne put jamais ; adopter une croyance. Je dois avouer que, moi-même, je ne l’ai jamais pu. Aussi ne vais-je point affirmer qu’il faut voir en la mort une deuxième naissance qui mène à une existence au-delà de la tombe. Du moins me serait-il permis de signaler que le consensus gentium a, de la mort, des conceptions très nettes, exprimées sans ambiguïté dans toutes les grandes religions de la terre. On peut même affirmer que la plupart de ces religions sont des systèmes compliqués de préparation à la mort, au point que la vie ne serait réellement, au sens de la formule paradoxale de toute à l’heure, qu’une préparation au but dernier : la mort. Selon les deux plus grandes religions actuelles, le christianisme et le bouddhisme, le sens de la vie se parfait dans sa fin.
C.G. Jung – L’âme et la mort
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